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Coronavirus : "Après cette crise, nous attacherons plus d'importance au tissage du lien social"

Rien ne sera plus comme avant. La crise sanitaire du coronavirus a bouleversé nos vies, nos certitudes, nos projets… Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, spécialiste de la résilience, analyse pour 20 Minutes les facteurs qui permettent à certains de surmonter cette épreuve personnelle et collective. Quand d’autres ne disposent pas des mêmes armes pour rebondir.


Avec le confinement, chacun de nous s’est retrouvé face à lui-même. Est-ce l’occasion de faire
le bilan de sa vie et de se fixer d’autres priorités ?

Cela dépend de la manière dont on s’est construit avant. Si, au cours de notre développement, on a acquis des facteurs de protection (une famille stable et affectueuse, de la confiance en soi, une aptitude à la parole, un réseau amical, des ressources intérieures…), le confinement va être vécu comme une période de repos où l’on va cesser de courir, comme un apaisement. On aura travaillé, écouté de la musique, partagé avec notre famille… On ressortira du confinement un peu mieux
qu’avant, car on aura acquis un facteur de protection supplémentaire et l’on pourra se projeter.

Quelles sont les personnes les plus vulnérables face à cette situation, d’un point de vue psychologique ?

Celles qui, avant le confinement, subissaient des facteurs de vulnérabilité (les malades, les personnes ayant une famille maltraitante, un retard de langage, des mauvais résultats scolaires, un métier peu valorisé, un logement de mauvaise qualité…) affrontent le confinement dans de mauvaises conditions et le vivent comme un traumatisme. Elles en sortiront avec une fragilité supplémentaire.

Mais peuvent-elles malgré tout se fabriquer des facteurs de résilience ?

Elles devront fournir de gros efforts pour se fabriquer des facteurs de protection. En sollicitant les numéros d’assistance psychologique, qui les soulageront un peu, même si cela ne sera pas suffisant.
Il leur faudra aller plus loin après le confinement pour se sentir mieux, en entamant une psychothérapie ou en rebâtissant leurs facteurs de protection (recours à un prêtre ou un imam, pratique sportive, liens avec les amis…).

Le fait que la pandémie soit une épreuve que nous n’avions pas vécue dans une Histoire récente rend-il plus difficile la fabrication de ces facteurs de résilience ?

Oui, car c’est la première fois dans l’Histoire mondiale, depuis soixante-dix ans, que nous vivions sans peste et sans guerre en France. Nous n’étions pas préparés à vivre une telle crise. Alors que les générations précédentes savaient que le malheur était fréquent : l’espérance de vie était moindre, la mortalité infantile était plus importante… Les garçons étaient entraînés depuis le plus jeune âge à la violence dans la perspective d’une guerre, car la violence était une valeur adaptative.
Notre société actuelle est forcément plus vulnérable, car cette crise l’a surprise. D’autant que pendant les soixante-dix dernières années, nous avons confondu progrès et bonheur. Or, ce virus est un effet secondaire du progrès : il est la résultante de la surconsommation et de l’excès de mobilité. Il faut donc s’attendre au fait qu’avec cette catastrophe, le chômage bondisse, l’État s’endette pour au moins trente ans, et que le nombre de suicides augmente.

Certains d’entre nous ont perdu un proche atteint du coronavirus et n’ont pas pu l’accompagner lors de ses derniers moments. Comment parvenir à surmonter cette perte, quand en plus le rituel du deuil n’a pu être respecté ?

Certaines personnes n’ont pas pu dire au revoir à un proche ou assister à son enterrement, rendant le deuil impossible et générant chez elles une forme de culpabilité. Pour dépasser cette épreuve, il faut inventer de nouveaux rituels du deuil, en organisant des cérémonies virtuelles où l’on parle du défunt à plusieurs devant sa photo, par exemple. On se sentira moins coupable.

Les malades du Covid-19 qui ont guéri risquent-ils de subir un contrecoup psychologique ?

Pour la plupart d’entre eux, non. Car cela arrive souvent, dans une biographie, de passer près de la mort. Ce sera seulement le cas pour ceux qui se sont sentis abandonnés par leurs proches lors de leur hospitalisation. Ce n’est pas le virus qui les choque, c’est la solitude qu’ils ont ressentie. On a aussi vu, pendant cette crise, émerger des comportements peu glorieux : des voisins de soignants qui leur demandaient de déménager, des personnes qui en dénonçaient d’autres pour non respect du confinement. Comment analysez-vous cela ? C’est assez systématique lors de toutes les catastrophes psychosociales : la majorité de la population se montre courageuse et généreuse. Et une minorité organise le marché noir, s’adonne à la délation, met au point des escroqueries… Une volonté de profiter de la situation.

Amis, familles, collègues… Cette expérience est-elle aussi l’occasion de remettre le lien social au coeur de nos vies ?

Oui, car avant cette crise, nous étions embarqués dans une culture du sprint au nom de la réussite professionnelle. Et lors du confinement, nous avons redécouvert la lenteur et le plaisir de l’amitié. Il est certain qu’après cette crise, nous attacherons plus d’importance au tissage du lien social et que cela va modifier les comportements quotidiens : on ne se voyait pas suffisamment, on se rencontrera davantage.

Comment cette expérience peut-elle changer les relations familiales ?

Elle le fera dans les deux sens : les tyrans domestiques ont profité du confinement pour l’être encore plus, au risque de faire éclater la famille à l’issue. En revanche, les personnes qui ont profité du confinement pour exprimer leur attachement, jouer avec leurs enfants, sortiront du confinement en ayant amélioré les relations du foyer.

Les gestes solidaires qui se sont exprimés peuvent-ils perdurer avec la reprise ?

Des réseaux de solidarité se sont créés dans les quartiers et des gens se disent bonjour ou se sourient dans la rue, alors qu’ils ne le faisaient pas auparavant. Et probablement, ces nouvelles solidarités perdureront après le confinement. Dans les pays qui ont subi une guerre, on voit souvent la solidarité grandir chez les personnes qui ont vécu une même épreuve.

Les inégalités sociales ont été encore soulignées pendant cette crise. Croyez-vous que de voir les politiques publiques davantage agir dessus dans les prochaines années relève de la pure utopie ?

Oui, malheureusement. Car les inégalités sociales se sont aggravées pendant le confinement. Les chômeurs et ceux qui avaient des difficultés à boucler les fins de mois vont voir leurs difficultés quotidiennes croître. Et ceux qui étaient déjà bien partis dans la vie vont rebondir très vite.

La pression sur les travailleurs risque d’être intense avec le redémarrage de l’économie. L’exigence de productivité qui va augmenter à leur égard ne va-t-elle pas s’opposer au recul que certains ont pris vis-à-vis de leur vie professionnelle ?

Si, et des conflits avec les employeurs sont à prévoir. Le Medef a déjà averti qu’il faudrait mettre les bouchées doubles, ce qui a créé la fureur des syndicats. C’est ce qui s’est passé après 1945. On peut imaginer que les salaires vont stagner, que le temps de travail va augmenter ou que le travail sera davantage partagé.

Certains métiers habituellement dévalorisés (caissiers, éboueurs, postiers) ont été mis en lumière pendant la crise, mais la hiérarchie sociale peut-elle vraiment être transformée ?

On se rend compte que les "petits métiers" sont indispensables. Après la crise actuelle, on peut imaginer que certains de ces métiers soient revalorisés socialement et peut-être financièrement. Mais aussi que le gouvernement revoit encore le numerus clausus pour augmenter le nombre de médecins formés en France.

Vous semblez croire que nous allons changer de modes de consommation. Comment ?

C’est un débat culturel entre ceux qui voudront redémarrer l’économie, la consommation et la mobilité comme avant, et les autres. Si ce sont les premiers qui gagnent, cela contribuera à refabriquer d’autres virus. Comme cela s’est passé au XVIIe siècle, quand les commerçants remettaient en place les mêmes processus de transport de la soie, ce qui a favorisé la circulation des bacilles de la peste. Mais certains Français diront qu’il n’est plus possible de vivre comme avant et voudront faire changer la société. En consommant plus localement, en voyageant moins loin, en diminuant l’élevage…

Les Français entretenaient une vraie défiance vis-à-vis des politiques. Va-t-elle s’accentuer après cette crise ?

Quand il y a une désorganisation sociale, apparaît presque toujours la figure d’un sauveur. C’est comme cela qu’un dictateur est démocratiquement élu. Cette méfiance systématique vis-à-vis des politiques risque donc d’amener au pouvoir un parti extrême.

Se dirige-t-on aussi vers un retour du religieux ?

Après chaque crise, une flambée du religieux s’opère. On l’a vu à Haïti après le tremblement de terre, ou en Colombie après la guerre avec les Farcs. Car l’angoisse pousse les foules à se soumettre à une autorité suprême pour chercher une forme d’apaisement.


Boris Cyrulnik